28 août 2012

Yannick Haenel à Stéphane Zagdanski, 15 août 2012

La dernière nervure
 
Cher Stéphane, ton Chaos brûlant met en plein dans la cible, avec une effervescence drôlatique et une profondeur de vue qui laissent augurer des ravages que le livre va opérer dès sa sortie. Formuler le sinistre, en faire une sarabande magique, comme dans La Tempête de Shakespeare ; retourner le diable sur lui-même afin d'y voir grâce à lui ; déshabiller la fabrique de Satan. Ce qui est très fort, c'est que tu rapportes le dispositif de la folie planétaire à l'inanité foireuse d'un acte sexuel surcommenté : le monde se fait imploser à travers un coït douteux. Le monde de la finance, et l'extraordinaire généalogie de la servitude et du crime qui l'accompagne, et que tu mets en évidence, repose autant sur du vide que le rapport sexuel. Spéculation libidinale, d'autant que l'argent lui-même n'est rien que le signe de la dépossession en acte. L'unique vérité de la convulsion économique permanente — de son soubresaut, de son tic —, c'est la jouissance, ou plutôt son ratage, son absence délirée — son fonctionnement vide. Il n'y a même plus d'assise métaphysique, de type apocalyptique : le Gouffre lui-même est devenu une marchandise.


Le livre, dans son déploiement, met en évidence combien les humains et l'humanité n'existent plus : tu déchiquettes cette croyance en l'"homme". Le monde retarde, c'est pourquoi sa représentation à travers la psychose est une trouvaille : quand l'"Algorithme", comme tu dis, a épongé la substance entière du globe, eh bien l'extermination a fait un tour sur elle-même, replaçant le nazisme dans une autre histoire, celle de l'économie ; et dans sa vrille, la dimension actuelle du crime — la finance — en saturant l'économie, la détruit (et avec elle les petites choses qui s'accrochent à la circulation de l'argent, et qu'on appelle encore des humains). Très grande lucidité terrible, donc, à propos de ce règne sans âme. Comme tu le rappelles : Nel peggio non c'è fine. J'aime beaucoup les pages sur l'écroulement d'un iceberg, qui s'appellent "Flambées" : selon moi, c'est le centre secret du livre, sa métaphore, celle qui dévoile une noblesse invisible. Le destin de la banquise est ce qui arrive à chaque corps.  


Grande intuition de DSK surendetté à son propre destin, à qui les mots ne coûtent rien — infirme de la parole. D'Anne Sinclair ratant son être en repoussant Picasso. Et les pages sur la "vraie prière", dans la chambre à gaz, m'ont beaucoup parlé. C'est évidemment un livre sur le TORT qui t'a été fait, à toi et à ta famille. Tort qui ne vient pas seulement des nazis, mais d'une extermination qui, chaque jour, s'avère élargie au mécanisme même du monde, et prend sa place. L'indemne, alors, n'est plus qu'une nervure, par laquelle tu glisses ton livre.

Ton ami, qui te serre la main,

Yannick

Reproduit  avec l'aimable autorisation de Yannick Haenel