26 août 2012

DSK, une affaire littéraire, Aude Lancelin dans Marianne





Marianne – Pourquoi cette affaire fascine-t-elle encore à ce point ?
Stéphane Zagdanski – Probablement parce que le 14 mai 2011 DSK est devenu malgré lui l’emblème de la démence du monde contemporain. Une folie polymorphe, « globalisée » comme on dit, qu’il s’agisse des aliénations politiques, des délires médiatiques ou des « horreurs économiques », pour citer Rimbaud, dans lesquelles nous pataugeons tous sans exception à l’heure qu’il est. Le caractère à la fois démentiel et exemplaire de l’affaire du Sofitel m’est apparu en apprenant qu’elle avait bénéficié d’une couverture médiatique dépassant celle du 11 septembre. J’ai compris qu’il s’agissait d’un « formidable et crapuleux envoûtement » au sens où Artaud le diagnostiquait. Le monde aujourd’hui court à sa perte, la planète perdure sur sa propre perdition. Or DSK, avec sa fausse science libérale, avec son baratin insensible de grand argentier, avec ses communicants omniprésents, avec sa sexualité frénétique, grotesque, avec sa légèreté à la fois bonhomme et cynique, « incarnait » littéralement ce fonctionnement systématiquement suicidaire. Qu’il ait fini par imploser en vol n’est donc pas surprenant. Marx était encore trop optimiste quand il prévoyait l’autodestruction du capitalisme auquel se substituerait une humanité post-révolutionnaire. Certes, aujourd’hui, si le néolibéralisme a allumé la mèche de sa propre implosion, c’est hélas toute la planète qu’il entraîne concrètement dans son cratère. L’affaire DSK possède donc tous les ingrédients de l’espèce d’apocalypse que nous sommes en train de vivre, mais sur le mode de la farce bien sûr.

- Etait-ce compliqué d’écrire sur une affaire judiciaire encore en cours, avec des protagonistes qui apparaissent ici sous leurs vrais noms et auxquels vous prêtez des pensées et des propos parfois très violents?
- A vrai dire les avocats du Seuil ont eu beaucoup de travail. (Rires) Mais au fond je ne me sens pas concerné par ce genre de craintes. Lorsque j’écris, je suis dans un état second, les gens dont je parle n’existent plus que sur la page. C’est une inconscience qui confine chez moi à l’innocence. Pour autant j’ai serré la réalité au plus près. Je me suis beaucoup documenté sur chacun des protagonistes de cette invraisemblable affaire. Tous les détails biographiques que je rapporte sur Dominique Strauss-Kahn, par exemple, sont véridiques : sa passion des échecs, le tremblement de terre d’Agadir qu’il vécut à l’âge de dix ans, expliquant selon moi que sa vie entière soit symboliquement hantée par le séisme. D’où les cataclysmes successifs qui jalonnent sa carrière, jusqu’à l’affaire de New York, laquelle se clôt avec le tremblement de terre qui eut concrètement lieu sur la côte Est des Etats Unis, chose rarissime, le 23 août 2011, à la seconde même où le procureur Cyrus Vance tentait d’expliquer à la presse pourquoi son enquête tombait à l’eau. Tout cela est avéré et vérifiable. En revanche, pénétrant librement dans les pensées de DSK, de Nafissatou Diallo, de Brafman, de Sarkozy et des autres, je me suis donné le droit ultime du romancier qui « devine à travers les murs » comme disait Proust.

- Vous n’avez pas voulu creuser la relation qui unit Dominique Strauss-Kahn à sa femme Anne Sinclair, contrairement à d’autres, qui l’ont fait de façon people et parfois même ordurière…
- En effet, pour deux raisons. D’abord je n’ai désiré utiliser que des sources publiques, or Anne Sinclair ne s’est jamais exprimée sur son couple. Même Nafissatou Diallo a été plus diserte sur les sept minutes qu’elle a passées avec DSK, qu’Anne Sinclair sur leur vingt années de vie commune. La seconde raison, c’est qu’être amoureuse de cet homme était son droit, un droit respectable et que nul n’a à juger. Anne Sinclair s’est comporté très noblement dans toute cette affaire. Il n’y a rien à moquer là-dedans, rien à souiller. Pour autant je n’épargne pas le mauvais rapport de ce personnage à Picasso dans le livre. J’en fais même le symbole de son destin. Alors que le génie de Guernica dit un jour à sa mère : « J’ai envie de peindre ta fille, je lui vois des yeux partout », l’adolescente refuse catégoriquement. Le sort était jeté : aveugle de l’âme, Anne Sinclair serait en même temps vouée à tous les regards. Star de la télévision, incarnant le regard le plus célèbre de France et point de mire de tous les regards, elle-même serait condamnée à ne pas vouloir voir. Il faut tout de même se souvenir de ce qu’a représenté cette femme pour le pays au moins jusqu’aux années 90. Ses yeux bleus étaient une véritable « mythologie » au sens de Barthes.

-Vous donnez deux versions des faits dans le livre. L’une, où DSK est coupable de viol, l’autre où il s’agirait d’un arrangement prostitutionnel qui aurait mal tourné. Quelle est votre intime conviction ? On en a forcément une quand on s’intéresse d’aussi près à l’affaire…
J’ai donné les deux versions, tout en décrivant très précisément la scène du Sofitel, précisément pour ne pas avoir à choisir. D’une certaine manière les deux sont vraies, car un monde dans lequel une telle affaire peut arriver ne participe plus du domaine classique de la vérité ni du mensonge. Mon projet n’a jamais été de faire la contre-enquête secrète de l’affaire DSK. J’ai plutôt essayé d’imaginer comment la littérature, autrement dit la parole pensive, pouvait briser l’envoûtement universel qui a enfanté un tel cauchemar.
Propos recueillis par Aude Lancelin

« Chaos Brûlant », par Stéphane Zagdanski, le Seuil, 410 p., 21 euros.